AllSinnersSerie : retour d’expérience d’écritures en temps réel

Sur mon billet précédent, je vous annonçais la série über interactive AllSinnersSerie de Jeff Balek, projet de « Fiction transmédia et collaborative » en temps réel sur le réseau social Twitter.

Je me suis inscrite pour participer au projet en mon nom, je pensais y participer en tant que l’auteur Chris Simon, mais je ne sais pas comment ç’est arrivé, au deuxième jour deux personnages me sont apparus : un très jeune enfant accompagné de sa gouvernante américaine. C’est donc ensemble que nous avons traversé la tempête s’abattant sur Yumington entre le 28 novembre et le 2 décembre 2012. Je retrace dans ce billet mon experience et publie le texte qui en a résulté (dans lequel j’ai inséré mes intéractions avec d’autres Twitt’actrices/acteurs du projet).

En chiffres ma participation c’est : 80 tweets (dont la majorité sur le dernier jour), 4 intéractions, 3 retweets.

En terme d’expérience : je constate que j’ai mis du temps à démarrer, 1 tweet par jour dans les deux premiers jours, je n’ai pas lu toutes les consignes dès le début sur le site de AllSinnersSerie, ce qui fait que je n’ai pas eu toutes les informations en main dès le départ. Exemple : l’existence du Bar pour rencontrer les autres twitt’actrices et acteurs. J’ai navigué et me suis emparée de l’univers de Jeff Balek à l’intuition et chaotiquement, mais le contexte même du scénario n’était-il pas un chaos !?

Qu’est-ce que ça m’a apporté : j’écris rarement au kilomètre si je puis dire. Je réfléchis beaucoup avant d’écrire et mets sur le papier peu de phrases, ce qui explique mon lent démarrage sur AllSinners. Sur les derniers jours, j’ai écrit au kilomètre, je veux dire sans réfléchir pousser par chaque phrase. C’est un exercice que je pratique rarement. J’ai ressenti une impression  de grande liberté et de spontanéité (mais n’allez pas en déduire qu’il n’y a aucune spontanéité dans mes écrits !) J’ai aussi établi une ponctuation adaptée au format twitter (140 signes maximum) afin de gagner des espaces (chaque tweet devant contenir : #AllsinnersSerie #TwitterFiction) et je publie le texte avec cette ponctuation qui me semble lisible. Et j’ai aussi rencontré de nouvelles têtes sur Twitter et ça c’est cool ! 😉

Qu’est-ce que j’aimerais voir améliorer : l’interaction avec les autres twitt’actrices/acteurs de manière à faire se rencontrer nos personnages dans les décors de Yumington, même tenter d’agir sur leurs trajectoires indivituelles. Il m’a paru difficile dans le projet tel quel de le faire. J’ai tenté de retweeter certains récits que je voyais passer, m’en inspirer parfois dans mon propre récit, interagir avec d’autres twitt’acteurs… Je dis bien j’ai tenté !

Bilan : Positif. J’ai trouvé cette forme d’écriture très addictive et proche de la performance. Le dernier jour j’ai fait deux fois 1h30 de suite de récit tweeté. Je me suis prise au jeu. J’ai apprécié l’urgence (5 jours), la necessité de répondre en intègrant les news de Yumington et surtout me retrouver dans l’univers d’un autre auteur. Je crois que le fait que tout se déroule en temps réel a été libérateur pour moi. C’est une autre forme d’écriture, il faut fournir, faire appelle à son imagination, écrire tout ce qui nous vient à l’esprit. C’est une technique d’écriture plus scénaristique que romanesque. Je ne rendrais certainement pas public un premier jet de scénario, mais ce texte  dont  je ne suis pas sûre de la légimité de le publier dans son entier puisque les tweets du récit n’ont pas été conçus pour une forme de permanence, je le montre ici et  j’assume le récit abracadabrant de cette écriture effrenée ! Une deuxième forme de libération !

Série transmedia et collaborative ent temps réel
Série transmedia et collaborative ent temps réel

Jour 1 : 28 novembre 2012

Horreur ? L’écrivain n’aimait pas ce mot Il lui fit horreur et il l’effaça

Jour 2 : 29 novembre 2012

Elle ne sait pas quoi faire de ce colis daté de 1897 C’est lourd, encombrant, comme sa tête Aspiriiiiine!

Jour 3 : 30 novembre 2012

Episode 1

Impossible d’appeler YouPS De rendre le colis La route inondée ressemblait au Mekong Ouvrir Ne pas ouvrir

Elle appela son fils Espérait qu’il ne contenait rien de périssable Un enfant irresponsable devant la loi

-Je sais que ce n’est pas Noël Noël en novembre ! -Il est trop gros -Ouvre, c’est pour toi -J’en veux pas

-C’est pas pour toi Ouvre ! Il lui sourit et tira sur la ficelle qui céda vu son grand âge

Il tomba sur les fesses La boîte se désagrégea, nauséabonde Elle recula protégeant l’enfant -Ferme les yeux !

Episode 2

Je retweete une Twitt’actrice :

30 Nov Marlene@marlene_tissot

Va savoir si la tempête saura nettoyer tout ça. Effacer le passé de chacun. Remettre les choses nues et claires #AllSinners #TwitterFiction

Retweeted by Chris Simon

Qui m’inspire le tweet suivant :

Une vague de 5 mètres de haut remonta la carcasse gigantesque et les emporta Elle, le petit, les débris du colis

Le petit se retrouva happé entre les côtes du dinosaure en décomposition Elle ne lui lâcha pas la main

Une autre vague la propulsa à son tour dans la cage thoracique du mastodonte dont la puanteur s’estompait

Chutes d’eau, torrents, cascades Il était impossible de savoir si le petit pleurait, si elle était blessée

Le petit suffoquait le visage bleui, elle aussi Combien de temps tiendraient-ils ?

Sur la vague Hawaïenne le Dinosaure redressa ses vertèbres dorsales, puis cervicales

L’eau lui redonnait vie La gueule surplombant la vague déferlant Il respirait, pétant le feu !

La cavité de ses orbites se remplissaient d’une crème gélatineuse et laiteuse formant des globes oculaires

Une interaction avec un Twitt’lecteur :

Chris Simon@Qrisimon

La cavité de ses orbites se remplissaient d’une crème gélatineuse et laiteuse formant dees globes oculaires #TwitterFiction #AllSinnersSerie

Details

30 Nov sc△lp@scaalpaa

@Qrisimon #TwitterFiction #AllSinnersSerie je mange, sinon.

Chris Simon@Qrisimon

@scaalpaa tu as quoi au menu ?

Tweet text 30 Nov sc△lp@scaalpaa

@Qrisimon demi canard rôti « old bohemian style » pic.twitter.com/KuB3m35g

Ils viraient au noir Des rétines se dessinaient Le gaillard trouva l’équilibre sur l’arête de la vague

Le dinosaure épris d’un râle d’épuisement respira profondément. L’oxygène chaud lui arriva en pleine tête

Elle imagina une fenêtre ouverte sur la campagne, se reprit et serra le petit contre l’oesophage du monstre

Je retweete un Twitt’acteur :

30 Nov H_X_Lemonnier ‏@H_X_Lemonnier

#AllSinners #twitterfiction http://www.youtube.com/watch?v=6WNrDCRjd7k … Deux hommes qui ne savaient plus. Un démiurge insolent. Un navire dérouté. Une femme jetée.

Retweeted by Chris Simon

Jour 4 : 1er décembre 2012

Épisode 1

Une déflagration à rendre sourd le dinosaure éclate Il tourne la gueule de gauche à droite de droite à …

En réponse à un des tweets(non retrouvé) de @marlene_tissot tiwtt’actrice, qui fait part de l’explosion d’une baie bitrée !

Des bouts de verres éclatés lui forment des crêtes sur l’échine dorsale jusqu’à la queue qu’il agite

Il ne saigne pas Il a hérité d’une trombophilie de sa grande tante dragon

Le petit aspire l’oxygène, revient à lui Il ouvre les yeux Vivant Pooky Vivant tu es Vivants nous sommes

Nous nous embrassons Rions Le dinosaure est pris d’une crise d’éternuements Ça lui secoue les tripes

Jour 5 : 2 décembre 2012

Épisode 1

Elle avait faim Pookie aussi Le vent cessa et le dinosaure s’immobilisa contre des troncs d’arbres empilés

Il se secoua vivement, queue, crête dorsale, pattes, une par une Perdit quelques bouts de verre

Il escalada les troncs et marcha Il tomba nez à nez avec un engin rouge qui roulait dans sa direction

Comme il ne savait pas ce que c’était Il marcha dessus Un autre arriva dans l’autre sens

Il entendit des hurlements et -Un diplodocus Un diplodocus Il attrapa le bus et le porta à son oeil gauche

Les passagers sautaient par les fenêtres puisque les portes par sécurité leurs restaient fermées

Le chauffeur criait -Le diplodocus est herbivore. Restez calme -Le diplodocus est herbivore

-Prête-nous ton bonnet Comme la fille refusait, le punk, le plus maigre lui arracha et s’en couvrit le crane

L’autre punk, grassouillet, enroula son foulard comme un turban Le diplodocus le regardait avec intérêt

Arrête de bouger, il t’a repéré Les deux punks pacifistes de nature n’en menaient pas large

Et la fille reprit son bonnet et se planqua sous une banquette Le diplodocus laissa tomber le bus et bu

Une énorme flaque d’eau dans lequel il avança et se vit Devant son reflet, il recula se rapprocha recula

Effaré de rencontrer un animal avec une si petite tête et de si grosse pattes

Pendant ce temps, Pookie ne tenait plus en place et commençait à en avoir marre d’être dans le noir

Sa gouvernante américaine le faisait jouer à Simon says pour passer le temps et le rassurer

Deux bus rouges firent un demi-tour voyant le diplodocus boire sur le bord de la route

Deux autres encore Ces demi-tours intempestifs des deux côtés de la route créaient un embouteillage démesuré

D’autant plus qu’il était impossible de faire une sortie de route Les inondations l’en empêchaient

Pookie refusait de jouer à Simon says Il voulait jouer à What’s for dinner? L’état de son humeur s’aggravait

Le diplodocus se trouvait beau Il continuait de fixer la flaque entre chaque gorgée

Pookie se prit une douche, il s’éloigna de l’estomac et se calma No dinner no dinner criait la gouvernante

Épisode 2

L’embouteillage était à son comble et la police n’arrivait pas Certains disaient qu’il n’y en avait plus

Do you like liver? Pookie ne connaissait pas ce mot Elle lui tendit un morceau marron-rouge

Swallow C’est gluant Swallow C’est visqueux Swallow Pookie ferma les yeux et ouvrit la bouche

Je retweete :

2 Dec Natalia@ARRIBASNatalia

En suis-je capable?Vivre sous un seuil d’alerte perpétuel ? Agir ou guetter ? Tuer ou l’être? Prison ou liberté?#AllSinners #Twitterfiction

Retweeted by Chris Simon

Tandis que la gouvernante se tailladait une tranche de foie avec son coupe-ongles porte-clés

Pookie déglutit, tira la langue et fit sa première phrase complète en anglais. This is not veal!

But Pookie what could it be? Trop tard elle avait avalé la tranche et un doute angoissant l’assaillit…

Elle félicita Pookie lui proposant une autre tranche mais il fit la tronche et bouda Le foie verdissait

Pookie, liver makes you speak English! Take more! Whatever liver! Elle était contente de sa trouvaille

Son apprentissage fonctionnait enfin ! 6 mois de babytalks ! Elle entendit une sirène de Police

Et Pookie enchaîna Tududute Tududute à tue-tête dans le ventre du diplodocus Tududute Tududute

Le diplodocus ressentit un malaise, une sorte de nausée spacio-temporel existencialo

Il avait le mal de mer, détourna les yeux de son reflet et tapa de sa queue aux écailles de verre la route

Quel carambolage ! La route ressemblait à une casse quand 150 CRS atterrirent en parachute sur la chaussée

Ils plièrent leur voile distribuèrent des barres en chocolat à petits et grands et approchèrent le monstre

Quand on est herbivore et qu’on a mal au coeur, le chocolat ça peut blesser ou énerver Et ça l’énerva

Il cracha une flamme d’une longueur de 100 mètres et ça réchauffa l’atmosphère

Tout feu tout flamme la gouvernante, Pookie sur les épaules, jaillit de l’estomac

Elle heurta les dents du mastodonte, tomba sur un tapis rugueux et baveux, y roula

Elle fut propulsée, retombant sur le petit pour finir au volant d’une Fiat 500, new look

Les passagers avaient fuit la voiture dont le moteur tournait toujours

Elle poussa Pookie sur le siège passager et accéléra droit devant traversant les flammes

La chaleur intense avait séché les bas côtés de la route et les champs attenants

Intéraction avec  :

2 Dec Natalia@ARRIBASNatalia

@Qrisimon aurais tu pris des champis ? 😮

Chris Simon@Qrisimon

@ARRIBASNatalia Tu n’imagines pas si j’en prenais! ;-O

9:53 AM – 2 Dec 12 ·

Natalia@ARRIBASNatalia

@Qrisimon euh…Je préfère pas l’imaginer non lol

2 Dec Chris Simon@Qrisimon

@ARRIBASNatalia 😉 !

Capturons le monstre hurlaient les CRS fraîchement débarqués

La gouvernante leur fit un sourire et un geste signifiant Good Luck Gentlemen

Pookie brandit le poing par la vitre baissée Hasta la Visa! La 500 longeait des monts étrangement écaillés

Avec son feu, nous sécherons la ville ! répétait le capitaine des CRS, un moustachu Dalinien et dynamique

J’attends les dernières news du soir de Yumington, mais pas de news

Épisode 3

Le mastodonte qui tentait de se débarrasser de son mal, balaya de la queue la 500 qui décolla dans les airs

Vol plané… Pookie et la gouvernante ont la banane. Ils planent puis traversent une baie vitrée

Atterrissent dans un salon bourgeois face à l’écran de télé

Pookie ouvre la portière Une femme de dos dit : Bonne nuit, Stryker ! Two se retourne

Two se précipite dans son salon Voit l’enfant Décidement les enfants aujourd’hui…

La gouvernante américaine reste tête couchée sur le volant Sans vie

Two voit la femme dans la voiture. Morte ? Elle défonce la vitre Hey! Vous m’entendez ?

La gouvernante lève la tête Ça va ? Yes what is your name? Two

I did ask your name! Two ? Two Ce n’est pas un nom, c’est un chiffre

La gouvernante qui n’en était plus à ça près se souvint de son élève, le chercha du regard

2 Dec H_X_Lemonnier@H_X_Lemonnier

#AllSinners #TwitterFiction Ils rigolent. « On dira qu’il était mort « . La portière claque…des flaques… cloaque. Clignote. Crying Raven Bar.

Retweeted by Chris Simon

Where is Pookie ? Il joue sur le tapis dit Two en se servant un whisky je vous en sers un ?

23h35 – FIN

2 DecChris Simon@Qrisimon

@CryingRavenBar je découvre le bar seulement maintenant ! 😉

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Plus d’infos :

 Liste de toutes les histoires des Twitt’actrices et acteurs sur blogs

Le site de AllSinnersSerie

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Chris Simon _ Licence Creative Commons BY-NC

1ère mise en ligne et dernière modification le 6 décembre 2012.

La Bouche : expérience littéraire pour tous

La Bouche : projet littéraire que j’ai lancé en juin dernier. J’avais envie de rencontrer des auteurs et des lecteurs, mais surtout j’avais envie de les rencontrer autrement.

De même que je dédie un espace sur ce blog aux auteurs auto-publiés, de même j’ai envie ici de prendre un peu de temps et d’espace pour remercier tous les internautes curieux qui suivent La bouche depuis six semaines.

La bouche au moment où j’écris ce billet a atteint les 7024 visites. C’est énorme, et je ne pensais pas qu’autant de lecteurs nous suivraient dans cette exploration littéraire. C’est une des plus belles surprises de cet automne. Merci pour ce cadeau !

C’était un pari étrange. Tenter de lancer un cadavre exquis avec des contraintes et une consigne donnée ;  et guider à chaque texte un auteur à la manière d’un territoire guidant un cours d’eau.

La Bouche, collectif et exploration littéraire

Point de départ  : Une auteure arrive dans une ville qu’elle ne connait pas et se rend dans une maison d’édition pour récupérer un manuscrit qu’elle a envoyé, mais voilà le manuscrit rendu n’est pas complet, il manque la couverture… Lire La Bouche 1

Les mots avant d’avoir du sens sont des sons. Notre bouche, aidée d’autres organes, les produit. Comment à partir de ces sons, l’homme en est arrivé aux mots, puis aux phrases et à la littérature ? C’est-à- dire à pousser le langage, dont l’utilisation première semble être née d’une nécessité : communiquer pour trouver son chemin, demander à boire, à manger, à une autre fonction beaucoup plus inutile, mais peut-être tout aussi fondamentale.

La littérature possède-t-elle un organe privilégié comme le chant ? La littérature, définie souvent par référence aux auteurs passés ou présents : Shakespeare, Proust, Céline, Virginia Woolf, Toni Morrison selon les goûts des uns et des autres. La littérature inaccessible ou abordable selon les cultures. La littérature sacrée et immuable.

Pour la première fois, la littérature sort du domaine du papier, comme des siècles plus tôt le langage était sorti des bouches, et entre dans le domaine des mathématiques, du code. Si « l’écriture c’est faire passer de l’invisible au visible. » comme le rappelle Clarisse Herrenschmidt , comment cette alchimie se produit sur nos écrans ?

La bouche, projet balbutiant, n’est pas une tentative de réponse, mais une tentative d’exploration du phénomène numérique, dans lequel chaque auteur utilise son expérience, son imagination et ses compétences. Un projet dans lequel je voulais tester l’écriture, nos capacités à la faire évoluer, auteurs et lecteurs d’aujourd’hui, auteurs et lecteurs d’un jour ou d’une vie, tous témoins de ce passage des mots vers le code.

Que devient la narration ? La synchronicité et la synchronisation du récit ? Le temps et l’espace ?

Participez ! N’hésitez pas à commenter l’expérience, à partager votre lecture de la bouche, c’est une expérience collective qui souhaite mettre  le lecteur au coeur de l’expérience.

Il nous faut ensemble, auteurs et lecteurs réinventer une littérature capable de donner un nouveau sens à ce monde et ne pas uniquement se contenter (même s’il ne faut pas s’en priver) de reproduire ou lire ce que nous savons qui marche et a marché.

Je remercie tous les lecteurs, les auteurs qui ont participé au projet et le site de La Cause Littéraire, qui sur un concept de quelques lignes, a embrassé l’aventure.

“Sévèrement” encouragée par votre intérêt et votre assiduité, je souhaite, bien sûr, renouveler l’expérience pour votre plaisir, celui des auteurs et le mien.

Les bouches déjà en ligne :

La Bouche, collectif et exploration littéraire

La Bouche 9 de Ray Parnac

La Bouche 8 d’Isabelle Sojfer

La Bouche 7 de Maël Guesdon

La Bouche 6 de Gilles Piazo

La Bouche 5 de Marie de Quatrebarbes

La Bouche 4 de Derek Munn

La bouche 3 d’Anita Fernandez

La Bouche 2 d’Isabelle Pariente-Butterlin

La Bouche 1  de Chris Simon

D’autres auteurs  à découvrir dans les semaines à venir…

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1ère mise en ligne et dernière modification le 31 octobre 2012.

Août, Son jardin, l’exil et Gombrowicz

Witold Gombrowicz w Vence.
Witold Gombrowicz w Vence. (Photo credit: Wikipedia)

Hier, déjeunant sous le porche, nous parlions avec une amie de Witold Gombrowicz. Alors que je pensais à ces succès numériques qui font cette année la Une des blogs, m’est revenu en mémoire un entretien filmé de Gombrowicz dans lequel il confiait :

Moi, je ne peux pas avoir de grandes prétentions parce que je suis un écrivain pour un public limité…

Et concluait par :

Il y a un art pour lequel on est payé et un autre pour lequel on paie. On paie avec sa santé, ses commodités et caetera et caetera

Samedi, il fait très chaud, l’humidité est à 88% sur Majors Path Road et toute la côte. Des restes de sardines grillées répandent dans la voiture leurs effluves d’ammoniac. Fenêtres ouvertes et climate à fond, nous filons à la décharge municipale avant de nous rendre à Son Jardin sur North Sea Mecox Road.

Une propriété arborée descendant jusqu’à l’étang Little Fresh Pond, trois serres d’une vingtaine de mètres de long, des fleurs jaillissant de partout, nous saluant élégantes et espiègles, des plantes et des légumes alignés pieds sortant des bâches noires, deux musiciens et un chanteur, des voisins et des gens du coin qui la connaissent depuis toujours.

Fleurette Guilloz aura 95 ans en octobre. Elle est assise détendue, jambes allongées, pieds posés sur une caisse, jambes tendues, casquette fuchsia sur la tête pour combattre la chaleur étouffante, chaleureusement entourée de sa nièce, Deborah Guilloz et de l’aide qui prend soin d’elle chaque jour.

Sur une longue table, des crackers, du fromage, des minis sandwiches d’une autre époque, fins et délicats comme des After Eight, du thé glacé et de la citronnade faite avec de vrais citrons.

Fleurs d’août

Deux enfants dansent devant les musiciens et tout autour de nous, des fleurs pleines d’une joie étrange : bégonias, Rudbeckia hirta, hibiscus rouge et blanc, marguerites, phlox, Buddleja davidii lilas ou arbres aux papillons, agérates, zinnias, cosmos, hortensias et hortensias paniculatas blancs, un jardin miniature de cactus et même un palmier, et encore d’autres fleurs dont je ne connais pas les noms :

Son jardin

Jardin des cactus

L’histoire commence à Nantes en 1881. Henri Martin, responsable en chef maritime pour la Compagnie Générale Trans-Atlantique doit de l’argent à son beau-frère, Monseigneur Joseph. Celui-ci le menace d’enfermer ses filles au couvent s’il ne lui rembourse pas ses dettes. Henri, qui ne peut pas payer mais veut sauver ses filles, a une idée : les envoyer en Amérique chez une de ses clientes d’Atlanta dans l’état de Géorgie qui souhaite apprendre le français et la cuisine française.

Marie et Camille, qui a une passion pour les fleurs, embarquent sur un paquebot Trans-Atlantique vers le nouveau monde. Après quelques années au service de cette américaine, les soeurs se marient. Camille épouse un commis-voyageur français qui l’emmènera à Baltimore et lui donnera un fils avant de disparaître. Pour survivre et élever son fils, Camille, qui a appris la couture de sa belle-mère, crée des robes pour la société bourgeoise de Baltimore et engrange suffisamment d’argent pour se rendre à New-York, ville de toutes les possibilités en ce début de 20e siècle.

Camille devient modiste et vit avec son fils dans un foyer pour immigrés sur la 14e rue. Elle y rencontre un français, Charles Guilloz. Il a étudié l’horticulture, a fait son service (trois ans à l’époque) en Indochine avant d’immigrer aux États-Unis où il pense réussir dans l’horticulture. Très vite il travaille pour une famille d’investisseurs en bourse qui lui confie leur nouvelle propriété dans une petite ville en bord de mer à 80 miles de la métropole : Southampton. Ils lui commandent un jardin à la française. Avec l’avènement du train, Southampton attirent les nouvelles fortunes de New-York qui y bâtissent des résidences balnéaires.

Camille Martin et Charles Guilloz se marient et déménagent avec le petit Henry à Southampton. Les propriétaires leur allouent un des bâtiments attenant à la propriété. Ils ont un premier enfant : Charles Junior.

Son Jardin

Depuis leur arrivée à Southampton Camille rêve d’acheter un terrain, un petit bout d’Amérique comme elle dit. Elle convainc son mari. En 1908, ils achètent deux hectares de terrain pour 153,00 dollars. Ils y construisent une maison. C’est la maison devant laquelle je me trouve aujourd’hui, écoutant cet orchestre qui célèbre le jardin de Fleurette Guilloz, assise devant la maison où elle est née en 1917. Fleurette ressemblait à une fleur à sa naissance, ainsi son père l’appela tout simplement petite fleur.

La maison derrière le palmier

C’est une maison de bois très simple, au revêtement de shingles peints, sans étage, avec trois cheminées dont une très large en brique qui laisse deviner un four à pain. De 1908 à aujourd’hui, cette famille d’origine française a fourni légumes et fleurs à toute une communauté. Nous sommes tous venus aujourd’hui pour célébrer ce siècle de générosité et de créativité. Toute la ville a été invitée via le journal local : The Southampton Press.

La maison finie, Camille et Charles Guilloz dédicacent une parcelle de leur terrain au jardinage. Ils cultivent légumes, bien sûr, mais aussi des fleurs, la passion de Camille. Pour nourrir la famille, ils élèvent aussi quelques animaux.

Fleurette nous regarde défiler dans Son jardin, admirer les pastèques, les courges, les choux, s’extasier devant les fleurs comme si nous étions une partie de son oeuvre et de l’oeuvre de sa mère et nous le sommes, car sans ce jardin magnifique sans le travail de Camille (morte en 1958) et Fleurette nous ne serions pas ici aujourd’hui. Nous sommes aujourd’hui une partie du jardin, nous avons tous, à un moment de notre vie, acheter un de leurs bouquets ou leurs légumes. Je me souviens être venue ici pour la première fois, il y a une dizaine d’années et je me souviens avoir été émerveillée par le lieu. Fleurette jardinait encore. Elle a jardiné jusqu’à l’âge de 87 ans.

Son Jardin aux légumes

Durant des années, Camille et Charles y plantent toute sorte de variétés d’arbres, de fleurs de légumes, importent et créent de nouvelles espèces et font la compétition. À celui qui aura le plus beau jardin ! Camille appelle sa parcelle Mon jardin et celle de son mari Son Jardin, nom qu’elle gardera en sa mémoire après la mort de celui-ci en 1926. Son jardin devient le nom de propriété et le business de fleurs qu’elle développe pour nourrir sa famille durant les dures années qui suivirent : la grande dépression, la deuxième guerre mondiale…

Le jardin devient la seule source de vie. Camille creuse, sarcle, bine, plante, sème avec sa fille. Cela lui permet de surpasser et conquérir l’adversité, le chagrin et offre nourriture et beauté à toute une communauté. Aux riches comme aux pauvres, les fleurs sont vendues ou offertes. La visite est gratuite, elle l’est encore aujourd’hui. Son jardin est ouvert à qui sait regarder, apprécier, admirer. Des papillons orange et noirs virevoltent au-dessus des arbres aux papillons. Le kilo de tomates ici est toujours  à 1,00 dollar.

Bananier et arbre aux papillons

Pour Camille et Fleurette, Son jardin aura été à la fois espace du passé et espace du futur. Leur dévouement et leur passion pour le jardinage leur ont donné la force de transcender leur vie. De transformer la terre d’exil en pays de cocagne.

Dans un livre intitulé Trans-Atlantique, Gombrowicz, exilé lui-même, pose la question du choix qu’engendre l’exil. L’exil vous laisse dans cet étrange espace ou seul avec votre héritage culturel vous devez choisir de vivre autrement.

Voici ce qu’il en dit lui-même :

Que choisir ? La fidélité au passé… ou la liberté de se créer à volonté ? L’enfermer dans sa forme atavique… ou ouvrir la cage, le faire s’envoler et qu’il fasse ce qu’il voudra ! Qu’il se crée lui-même !

Nous achetons quelques légumes, remercions les proches, Fleurette fatiguée s’est déjà retirée. Il est temps de quitter Son Jardin. Je ne peux oublier ce que je viens de recevoir. Un siècle de créativité.

À la mort de sa mère, Fleurette découvrit un journal dans lequel celle-ci écrivait en

français et anglais selon les jours, en voici une seule phrase qui sera mon mot de fin :

To know how to live is the greatest art.

North Sea Mecox Road
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Sources :

Son Jardin, memories of Fleurette Guilloz, recorded by Deborah Guilloz © 2012 by The Guilloz Family. ISBN : 978-0-692-01777-7

Extrait d’entretien sur Trans-Atlantique : Testament. Entretiens de Gombrowicz avec Dominique de Roux

Chris Simon _ Licence Creative Commons BY-NC

1ère mise en ligne et dernière modification le 17 août 2012.